Si tant est que le livre d’artiste consiste dans un projet de faire de l’art d’une autre manière, induite par sa déterritorialisation vers la culture du livre, cet essai tente d’analyser les modifications du concept de l’art qu’un tel projet entraine. Or, pour que, dans les pratiques du livre d’artiste, le concept de l’art puisse s’élargir, il faut maintenir le concept du livre dans ses limites historiquement établies. La thèse est donc la suivante : ce qui fait la force du livre d’artiste, c’est notamment le concept – non élargi – du livre, auquel il est attaché, étant entendu que ce concept est empirique et qu’il s’est constitué dans un long processus historique. Ce concept comporte quatre volets : 1. la description du dispositif matériel du codex comme « assemblage de multiples pages parallèles, inscriptibles, fixées parallèlement afin qu’on puisse les ouvrir et les fermer sans faire bouger le bord par lequel elles sont attachées » (Leibniz), 2. la structure fonctionnelle du livre qui s’élabore progressivement jusqu’au moyen Âge (table des matières et foliotation, index et notes en bas de page, page de titre et quatrième de couverture, etc., 3. les principes de l’économie du livre, entraînée par l’invention de Gutenberg : « avec peu de frais […] obtenir beaucoup de livres » (le pape Léon X), et 4. une anthropologie du quotidien qui décrit les usages du livre dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui. C’est en inscrivant la pratique de l’art dans ce cadre et en la maintenant dans ses limites, que le concept de l’art se trouve élargi à toute une sphère d’expériences, d’usages, d’attitudes, de pratiques et de techniques que lui apporte, que lui suggère ou que lui inspire la culture du livre. Les tentatives d’élargir ce concept du livre, au contraire, conduisent souvent l’art à retomber dans le champ des pratiques artistiques convenues où l’intérêt de l’alliance avec le livre se trouve dilué, voire perdu.